Le mois de mai dernier [article paru aux États-Unis le 20 août 2016, NDLR], alors que le président Obama se rendait en Argentine pour se réunir avec le nouveau président, Mauricio Macri, ses apparitions publiques ont été tourmentées par des manifestants qui ont bruyamment demandé des explications, ainsi que des excuses, au sujet des pratiques étasuniennes, passées et actuelles. Il existe peu de pays en Occident où l’antiaméricanisme s’exprime aussi vigoureusement qu’en Argentine, où une culture très politisée de la plainte a évolué vers une situation dans laquelle de nombreux problèmes du pays sont reprochés aux États-Unis. Il existe à gauche, tout particulièrement, une rancune persistante à cause du soutien octroyé par le gouvernement des États-Unis à l’aile droite militaire Argentine, qui a pris le pouvoir en mars 1976 et a instauré une « Guerre sale » contre la gauche, causant la mort de milliers de vies durant les sept années qui suivirent.
La visite d’Obama a coïncidé avec le quarantième anniversaire du coup d’État. Il a précisément rendu hommage aux victimes de la Guerre sale en visitant un sanctuaire construit en leur honneur dans la périphérie de Buenos Aires. Lors d’un discours prononcé à cet endroit, Obama a reconnu ce qu’il a appelé le « péché par omission américain », mais sans aller jusqu’à présenter de véritables excuses. « Les démocraties doivent avoir le courage de reconnaître lorsqu’elles ne sont pas à la hauteur des principes qu’elles proclament, (…) et nous avons été trop lents à parler franchement de la question des droits de l’homme, et ce fut le cas ici. »
Durant la période préparatoire du voyage d’Obama, Susan Rice, la conseillère pour la sécurité nationale du président, avait annoncé l’intention du gouvernement de déclassifier des milliers de documents de l’armée étasunienne et des services secrets appartenant à cette période tumultueuse de l’histoire argentine. Un geste de bonne volonté dans le but de souligner les efforts en cours mis en place par Obama pour changer la dynamique des relations entre les États-Unis et l’Amérique latine – « pour enterrer les derniers vestiges de la Guerre Froide », comme il l’avait signalé à La Havane lors de ce même voyage.
- Rencontre entre Kissinger et le général Videla, le boucher argentin
La semaine dernière, une première tranche de ces documents déclassifiés a été publiée. Les documents révèlent que des fonctionnaires de la Maison Blanche et du Département d’État étaient très au fait du caractère sanguinaire de l’armée argentine, et que certains de ces fonctionnaires étaient horrifiés par ce qu’ils savaient. D’autres, tout particulièrement Henry Kissinger, ne l’étaient pas du tout. Dans un câble de 1978, l’ambassadeur étasunien, Raul Castro, écrit à propos d’une visite de Kissinger à Buenos Aires, où il était reçu en tant qu’invité du dictateur, Jorge Rafael Videla, alors que le pays recevait la Coupe du Monde :
« Mon unique préoccupation est que le concert intarissable d’éloges de Kissinger au sujet des mesures prises par l’Argentine pour éradiquer le terrorisme ne soit trop monté à la tête de ses hôtes », écrivit Castro. L’ambassadeur poursuivit anxieusement : « Nous courons le risque que l’Argentine utilise les éloges de Kissinger comme justification pour durcir sa position vis-à-vis des droits de l’homme. »
Les dernières révélations dévoilent le portrait d’un Kissinger qui a agi comme l’incitateur impitoyable, pour ne pas dire co-conspirateur actif, des régimes militaires latino-américains impliqués dans des crimes de guerre. Des documents déclassifiés antérieurement, sous l’administration Clinton, avaient déjà prouvé que Kissinger, non seulement était au courant des agissements des militaires, mais aussi qu’il les avait activement encouragés. Deux jours après le coup d’État en Argentine, Kissinger est briefé par son Secrétaire d’État assistant pour les affaires Inter-Américaines, William Rogers, qui le prévient :
« Je pense qu’il faut s’attendre à pas mal de répression, probablement à une bonne dose de sang, d’ici peu en Argentine. Je pense qu’ils vont devoir s’en prendre très durement non seulement aux terroristes mais aussi aux dissidents des syndicats et des partis opposants. » Ce à quoi Kissinger répond, « Quels que soient les risques qu’ils encourent, ils auront besoin d’un peu d’encouragement… et je veux vraiment les encourager. Je ne veux pas leur donner l’impression qu’ils ont les États-Unis sur le dos. »
Sous la direction de Kissinger, il est certain que [les militaires] n’étaient pas tourmentés. Juste après le coup d’État, Kissinger a envoyé son soutien aux généraux et a renforcé ce message en approuvant un ensemble de mesures d’assistance sécuritaire américaine. Durant une réunion avec le ministre argentin des Affaires étrangères, deux mois plus tard, Kissinger lui conseilla en clignant de l’œil, d’après le mémo de la conversation archivé, « Nous sommes conscients de la période difficile que vous traversez. Ce sont des temps étranges, où les activités politiques, criminelles et terroristes tendent à se rejoindre sans séparation claire. Nous comprenons que vous deviez rétablir votre autorité. .. S’il y a des choses à faire, vous devriez les faire rapidement ».
- Los desaparecidos, les disparus
Les forces militaires argentines ont fait un coup d’État afin d’étendre et d’institutionnaliser une guerre qui était déjà en cours contre les guérillas de gauche et leurs sympathisants. Ils appelèrent cette campagne le Processus de Réorganisation Nationale, ou plus simplement « le processus ». Durant la Sale guerre, nous le savons bien aujourd’hui, jusqu’à 30 000 personnes ont été enlevées, torturées et exécutées par les forces de sécurité. Des centaines de suspects ont été enterrés anonymement dans des fosses communes, des milliers d’autres furent déshabillés, drogués, embarqués dans des avions militaire et lancés en plein vol à la mer, vivants. Le terme « los desaparecidos » – « les disparus » – est depuis devenu un apport de l’Argentine au vocabulaire de l’humanité.
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